Sommaire
Intro
Comme toute bonne débutante à l’aquarelle, j’ai fait fi des informations sur la composition de mes couleurs pendant un bon moment. Je jouais avec les demi-godets, je mélangeais les couleurs, mais je ne les comprenais pas.
Il y avait notamment un résultat qui m’agaçait beaucoup, et qui faisait que j’avais boudé certaines couleurs de ma palette : celles-ci, en séchant, produisait un effet tacheté sur mon papier. Et j’étais démunie pour comprendre comment je produisais cet effet et comment l’éviter (je le trouvais à l’époque, particulièrement inesthétique, ce qui a bien changé depuis !).
Si vous aussi, vous vous demandez pourquoi votre couleur fait des tâches ou des amas de couleur (qui ne partent pas en grattant le papier), pourquoi votre lavis, si bien posé à la base, n’est plus uniforme en séchant, ou si vous avez mal mélangé la peinture dans votre tube d’aquarelle : vous êtes au bon endroit, car aujourd’hui nous allons aborder la question de la granulation de l’aquarelle.
Définition de « granuler »
Partons de la base, que veut dire « granuler » en français ? Parmi toutes les définitions, dont celles médicales qui ne nous intéressent pas, il y en a une qui conviendrait à amorcer ensemble un début de réflexion. Granuler signifie, d’après le CNRTL, « réduire un métal en petits grains ».
Quand on se penche de plus près sur la nature de la couleur, de ce qui compose justement l’aquarelle, ô surprise, nous trouvons bien une histoire de métal. Certains pigments sont en effet des métaux qui ont été broyés très finement (les pigments dits inorganiques).
On se rapproche d’un début de compréhension avec cette base. Je vous propose de lire la suite pour mieux comprendre.
Que se passe-t-il sur le papier ?
Donc, vous êtes en train de vous entraîner au lavis avec une seule couleur. Vous avez parfaitement suivi le tutoriel pour faire un magnifique lavis. Et là, patatra, votre lavis, en séchant, contient des amoncellements de couleur. Pourtant, c’était si bien parti. Quelle frustration… Vous n’en restez pas là, vous recommencez. Et vous finissez par comprendre qu’avec votre jaune citron, le lavis est parfait, tandis qu’en utilisant ce bleu roi là, le lavis n’est plus du tout aussi uniforme.
Qu’est-ce qu’il se passe avec ce bleu roi (dénonçons-le tout de suite , il s’agit d’un bleu outremer)?
Le bleu outremer est composé d’un pigment du même nom (PB29 pour les intimes) qui est assez lourd. Ce pigment inorganique a une densité assez forte et par un effet de sédimentation, certaines particules vont s’amasser ensemble. Cela est d’autant plus visible sur du papier aquarelle à grain puisque les amas vont se déposer dans les creux du papier.
Donc, qu’est-ce que c’est une couleur qui granule / qui fait un effet de granulation ? C’est une couleur composée d’un ou plusieurs pigments inorganiques assez lourds, qui sédimente de façon inégale, et qui va donc créer cet effet moucheté sur votre papier en séchant.
Car oui, petite précision, lorsque vous appliquez la peinture qui granule pour la première fois sur le papier, cela peut ressembler à une aquarelle ordinaire, cependant vous verrez rapidement les pigments se regrouper pendant que la peinture sèche et que l’eau s’évapore.
La différence avec la floculation
Il existe un autre type de comportement assez similaire à la granulation : la floculation. A l’inverse de la granulation, ce phénomène concerne des pigments plutôt légers qui vont, par un effet d’attraction, se regrouper et former des effets de sillons assez proches de la granulation.
Bien que la granulation ne soit pas un effet très facile à « contrôler » (mais si vous voulez du contrôle, ce n’est pas l’aquarelle qui vous l’assurera), la floculation l’est encore moins. L’effet moucheté est en effet plus régulier, tandis que la floculation provoque des effets très aléatoires.
Quels facteurs à prendre en compte ?
Tout ne dépend pas uniquement du pigment granuleux/granulant. Il y a deux autres facteurs importants, qui sont les mêmes que pour l’aquarelle de manière générale :
- le papier et son grain
- l’eau et sa quantité
Le papier
Comme les particules se regroupent pour former ces amas de pigments, cet effet est forcément dépendant de la surface qui reçoit l’aquarelle, autrement dit le papier. Dans cet article, je détaille amplement tout ce qu’il faut savoir sur le papier à l’aquarelle. Là, il y a un paramètre plus important. C’est le grain du papier, sa texture. Un pigment qui granule peut en effet être moins granuleux, si le papier est très lisse (comme avec du papier satin). Au contraire, cet effet va forcément se renforcer avec un grain torchon car les particules vont venir se sédimenter dans les creux du papier, et ainsi laisser apercevoir le papier.
Personnellement, je travaille en papier coton grain fin. Quand je passe à du papier coton grain lisse (satin), l’effet de granulation est plus modéré. Mes swatches, je les peins sur un papier type grain torchon, ce qui permet de mettre en valeur le comportement granulant de certaines couleurs.
L’eau
Plus vous allez utiliser d’eau dans votre “jus” (le jus étant le mélange d’eau et de la couleur), plus vous allez provoquer cet effet de granulation. Donc moins votre jus est dilué, moins cet effet de granulation sera fort. C’est d’ailleurs pour cette raison que vous pouvez passer à côté de cet effet de granulation si votre peinture est très concentrée (peu diluée).
Finalement, c’est bien avec la technique mouillé sur mouillé, que l’effet de granulation sera le plus fort. Puisque les pigments (la couleur) se déplacent dans l’eau, au plus celle-ci est en quantité, au plus les pigments sont libres de « voyager » sur le papier.
Ainsi, si vous voulez jouer avec les effets de granulation de vos aquarelles, dosez l’eau et utilisez un papier avec une texture marquée. Et venons-en maintenant à ces fameux pigments qui granulent. Quels sont-ils ? Pourquoi le jaune citron (cité plus haut) se comporte sagement tandis que le bleu outremer granule ? Est-ce que ce phénomène est le même pour tous les pigments granuleux ?
Pourquoi utiliser des aquarelles qui granulent ?
Quand vous peignez des portraits ou des sujets plus abstraits, les couleurs qui granulent peuvent apporter de la texture à vos réalisations. L’idée étant d’apporter cette texture plus rapidement/facilement avec les aquarelles granuleuses, plutôt qu’en peignant la texture elle-même.
Certains aquarellistes professionnels recommandent de ne pas en abuser et de plutôt les utiliser par touche. D’autres peignent exclusivement avec des couleurs qui granulent et vont même utiliser des additifs pour faire granuler des couleurs qui n’ont pas ce comportement à l’origine.
Les verts qui granulent sont très appréciés pour réhausser des paysages (sols, arbres,…).
Les bleus peuvent servir à charger un ciel nocturne, orageux ou nuageux.
Les terres vont permettre de faire des effets sur les façades des maisons quand on peint en Urban Sketching, mais aussi sur les sols et les roches. Personnellement, je raffole du beige de titane (Titania) pour faire des plages sableuses ou des chemins.
La granulation peut aussi être intéressante pour peindre la brume, l’eau qui s’écoule.
Mais aussi la texture du bois et celle des vêtements.
Parmi mes clientes illustratrices de thèmes imaginaires, je remarque beaucoup l’utilisation de la granulation pour apporter du relief à une montagne ou à l’écaille d’un dragon, pour peindre un fond sans surcharger et mettre en valeur le sujet.
Quels sont les pigments qui granulent ?
C’est bon, la granulation, vous voyez ce que c’est. Maintenant, la question principale : quelles sont les couleurs qui granulent et comment les identifier ? Il y a deux moyens principaux : le fabricant informe sur le comportement de la couleur ou alors il faut connaître la composition.
- S’informer avec la charte des fabricants
Dans la plupart des cas, le fabricant vous informe. Il suffit de consulter les chartes de couleurs. Par exemple, chez Sennelier (et d’autres), si la couleur granule, elle est marquée d’un « G ». Chez Daniel Smith, c’est « Yes » ou « No » (yes, la couleur granule, no, la couleur ne granule pas). Pour ma part, dans chaque fiche de couleur, j’indique précisément si la couleur granule ou non.
- Connaître les pigments qui granulent
Il suffit de connaître la composition de vos couleurs et d’identifier les pigments dans la composition. Certaines couleurs sont assez faciles à reconnaître car elles sont monopigmentaires (composées d’un seul pigment). Pour les couleurs composées de plusieurs pigments, s’il y a un seul pigment qui a tendance à granuler, alors tout le mélange se comportera de la même façon.
Voici une liste non exhaustive de famille de pigments (lourds) qui ont ce comportement de granulation :
- Les cobalts : bleu de cobalt (PB28), bleu céruléum (PB35), vert de cobalt (PG19 ou PG26), violet de cobalt (PV14), etc.
- Les cadmiums (PO43, …)
- Les terres naturelles (et non pas les synthétiques) : ocres (PR102, PY43), terre d’ombre (PBr7), terre de sienne (Pbr7), terre verte (PG23), etc.
- Les outremers : bleu outremer (PB29), violet outremer (PV15), rouge/rose outremer (PR259)
- Les oxydes de fer (PBk11)
- Le rose poterie (PR233)
- Caput mortuum (PR101)
- Bleu de prusse (PB27)
- Les pierres semi-précieuses : le lapis, la malachite, la sodalite…
Tous ces pigments sont identifiables avec leur nom. Je donne plus d’information sur ce sujet ici. Je vais vous faire une démonstration avec les aquarelles de ma fabrication.
Dans les cobalts, je propose des verts et des bleus comme Kalláïnos.
Dans les terres naturelles, je propose une terre rouge de Venise appelé Invidia, mais aussi un ocre jaune Râ.
Dans les outremers, je propose un bleu outremer Umi et un violet outremer Yris.
Le rose poterie c’est Proserpine.
Ensuite, j’utilise certains de ces pigments en mélange, ce qui me permet d’obtenir des couleurs qui granulent comme Naufrage ou Pontos.
Récemment, j’ai travaillé une collection en édition limitée entièrement granulante avec :
- le pourpre “Rose d’épine” qui contient du bleu outremer
- le vert “Cœur des bois” qui contient un vert cobalt et du bleu outremer
- le caput mortuum “Ronces maudites” qui est une terre qui granule beaucoup
- le bleu gris “Sombre sommeil” qui contient une terre et du bleu outremer
Dans ces couleurs “granulantes”, il y a un comportement supplémentaire qui peut être noté : ce sont des couleurs duochromes.
C’est quoi, une couleur duochrome ?
Une des définitions de « duochrome » est celle-ci : « La séparation dans l’eau des pigments survient en cas de mélanges de pigments. Avec beaucoup d’eau certaines couleurs se séparent. Il semble de plus en plus commun de parler alors de couleur duochrome si les pigments se séparent dans l’eau. »
Dans le cas de mélanges de plusieurs pigments, il arrive qu’avec l’utilisation de l’eau, certains se dissocient d’autres. C’est très frappant quand ce sont des mélanges faits dans votre palette, et en technique « mouillé sur mouillé ». Dans la palette, le mélange se sépare, et il faut bien « touiller » pour obtenir de nouveau le mélange voulu. Sur le papier, pendant que la peinture sèche, une couleur va se séparer de l’autre et le mélange n’est plus homogène.
Ce comportement est parfois atténué quand le mélange est fabriqué pour obtenir une seule couleur (comme Cœur des bois).
Pour peindre, vous n’avez pas forcément envie que les pigments d’une de vos couleurs se désolidarisent. Cependant, c’est aussi un jeu très intéressant, qui peut rajouter des touches spéciales sur vos aquarelles, qui peut vous permettre de faire des effets sur différents sujets. C’est magique de voir certaines couleurs se séparer dans l’eau sur le papier.
Tout ne dépend pas du pigment mais aussi de la fabrication
La granulation varie selon la recette de chaque fabricant. Il y a deux raisons à cela.
La première, c’est que le processus pour fabriquer un pigment peut varier d’un producteur à l’autre. Il existe par exemple bon nombre de bleus de phtalocyanine. Tous n’ont pas la même teinte exacte de bleu. Et là, je parle bien du pigment et non pas de la couleur. Il existe plusieurs sources d’approvisionnement pour des terres naturelles. De la même façon, il existe plusieurs variations possibles dans la fabrication d’une terre de sienne calcinée. Selon la température utilisée, le pigment ne sera pas exactement le même d’un producteur à l’autre.
La deuxième, c’est qu’ensuite, avec un même pigment, selon la recette et le processus de fabrication utilisés, le comportement d’une aquarelle peut encore varier. Il existe plusieurs fabricants d’aquarelle, et chacun a ses spécificités. Miel ou non, additifs ou non, agents de charge ou non, mais aussi temps de fabrication et finesse de broyage du pigment, etc… Beaucoup de paramètres peuvent faire varier le comportement d’une aquarelle selon le fabricant.
Je pense que c’est ce qui explique que j’ai rarement vu des cadmiums ou des bleu de prusse granuler. C’est sûrement dans la nature des pigments, mais la recette et le processus de fabrication changent cela.
Ainsi, un même pigment peut énormément granuler chez un fabricant et pas chez un autre. On retrouve cette spécificité avec une des couleurs les plus fabriquées qui est le bleu outremer. Il peut énormément granuler chez un fabricant, et beaucoup moins chez un autre.
Comment éviter la granulation ?
Vous pouvez décider, de façon ponctuelle ou permanente, d’éviter les couleurs qui granulent.
Vous avez plusieurs solutions. Vous pouvez par exemple ne pas acheter de couleurs composées avec des pigments lourds (cf. la liste ci-dessus). Attention aux couleurs fabriquées avec des mélanges de pigments. Si un des pigments est granuleux, il peut faire granuler tout le mélange.
Vérifiez-bien, avant de bannir un pigment, si le fabricant ne l’a pas travaillé de façon à ce qu’il ne granule pas (comme le bleu de Prusse ou les cadmiums). Référez-vous à la charte des couleurs des fabricants.
Vous pouvez peindre avec des couleurs qui ne granulent pas de façon certaine (encore une fois, vérifiez la charte des couleurs pour le vérifier).
Voici des exemples (liste non exhaustive) pour chaque gamme de couleurs :
- Bleu : le bleu indanthrène (PB60), les bleus de phtalocyanine (PB15),
- Rouge/rose : les quinacridones (PR102, PR122, PR206, PR209), rouge pyrrole PR254
- Orange : orange quinacridone (PO48),
- Jaune : jaune hansa (PY3), jaune nickel azo (PY150), jaune disazoïque (PY83)
- Vert : vert de phtalocyanine (PG7)
Vérifiez systématiquement ce que le fabricant donne comme informations (le swatch sur papier ne suffit pas toujours).
Si vous voulez le renforcer
Si au contraire, vous avez envie de rajouter de la granulation à des couleurs qui ne vont pas avoir ce comportement, vous pouvez avoir recours à ces quelques astuces :
- utiliser un médium de granulation (ça se vend en magasins spécialisés beaux-arts)
- faire un mélange avec un pigment qui granule. Par exemple, vous pouvez mélanger un bleu outremer avec un rose quinacridone pour obtenir un violet qui granule.
Ensuite, n’oubliez pas ces deux paramètres :
- jouer avec l’eau en peignant avec des techniques humides ou en diluant bien le jus.
- utiliser un papier à grains bien texturés (grain torchon par exemple) afin que le comportement soit accentué.
D’ailleurs, l’effet de floculation est renforcé si vous ajoutez de l’eau sur le papier déjà humide et que vous penchez votre support. Pensez-y !
Voilà, vous savez tout sur la granulation. Si vous avez des questions, les commentaires sont là pour ça. Si vous avez des infos à rajouter, ce sera avec plaisir que je vous lirai. Je réponds à tous les messages.